Mon expérience à l'Arche, par Louis Campana

 Pour regarder la vidéo du texte enregistrée par Louis Campana, c'est par ici

 

L'Arche, telle que je l'ai vécue - 1970

 

Ce texte a été préparé à la demande de Siby Joseph, Directeur de la Bibliothèque et du Centre de Recherche Sri Jamnalal Bajaj pour les études Gandhiennes et du Professeur John Chelladurai (Université Mahatma Gandhi Mission) pour la Conférence internationale multidisciplinaire :
"Gandhi aujourd'hui : une quête pour des communautés durables", le 03 février 2023 à l'Université MGM d'Aurangabad.

 

J'ai appris au contact de Shantidas et des compagnons avec lesquels j'ai vécu pendant huit années de 1970 à 1978 à résister, discerner, avoir un esprit critique, mais aussi à proposer autre chose et ainsi entrer en cohérence entre ce que je refuse et ce que je vis.

 

Faire relation dans un esprit d'unité a été pour moi ce chemin de vie, animé par cet emploi du temps entre travail, vie communautaire, exercices et rythme de prière ou d'offices.

 

Cette juxtaposition des travaux de chaque jour, en un lieu unique avec les mêmes compagnes et compagnons, au rythme des saisons et du temps liturgique était devenu au fil du temps une célébration d'une « commune unité ».

 

Je pars le 31 décembre 1969 au soir d'Annecy en Haute Savoie, circule toute la nuit, traverse en montant le plateau de l'Escandorgue, une purée de brouillard à couper au couteau. Je dois m'arrêter, je ne vois plus la route après Lodève, en ce premier janvier, il est 8 heures du matin.

 

La transition est donc faite, cette cotonnade météo m'introduit dans un monde à part, un peu comme le grand Meaulnes d'Alain-Fournier, et j'accède lentement dans des paysages féeriques, un premier village semblant du Moyen-Âge, la Borie-Noble, des femmes en robes longues marron en laine, un lavoir à l'eau de source et des chaudières à bois qui servent à remplir des comportes-lessiveuses en bois où trempe le linge. Sur le chemin, plus haut, des chevaux tirent des charrettes de bois de chauffage, du chêne coupé en bûches, dirigés par des hommes eux aussi en chasubles marron, tranquilles, pas de bruit, des nuées d'enfants jouent autour de vieux bâtiments rouges et ocres. Ça sent bon la cire et le lin à l'approche d'une ancienne bergerie transformée en chapelle. A l'arrière de la cour d'entrée, un grand parc où pointe un cèdre du Liban gigantesque et une dizaine d'ormes. Je renifle le pain frais, découvre la boulangerie. Un homme m'aborde en sortant d'un vieille camionnette bleu marine :

 

« Bonjour, je suis Jean, l'Arondeau, bienvenue ! ».

 

La première personne rencontrée allait cinq années plus tard devenir mon beau-père. Il me dirige vers une cuisine où s'affairent plein de gens divers, une telle est basque d'Irun, l'autre argentine, celle-là est anglaise, et des stagiaires, hommes et femmes, tous épluchent des légumes sortis de la cave, choux, carottes, radis noirs, pommes de terre stockés depuis l'automne, un peu défraîchis. On chante, on rit, on s'exclame, puis d'un coup, une cloche sonne, il est dix heures. Tout le monde s'arrête et rentre en méditation courte suivie d'une prière :

 

L'idée est celle-ci :
« Je ne suis pas ce que je fais, et je me souviens que je suis plus que cela! ».



Ainsi je fais connaissance avec le rappel. Six fois dans la journée, en effet, sonne « le rappel », invitation pour chacun à cesser deux minutes l’activité dans laquelle il est investi, à vider son esprit des soucis qui l’animent et à « se rendre présent à soi-même. »

 

Je dois quitter ce premier hameau car je suis attendu au second, Nogaret, deux kilomètres plus loin. Le premier compagnon rencontré est libanais, il est architecte de métier. Il se présente : «Mon nom est Gérard, l'Aigle ».

 

Il en a, en effet, le profil prolongé garni d'une belle barbe dense, il me reçoit chez lui, m'indique ma chambre juste à côté. Deux autres stagiaires sont là, l'un d'eux rentre d'Inde, passe son temps à faire du yoga, sévère, à moitié nu, en janvier, ça me glace le dos. La nuit vient vite, et l'obscurité est à peine bousculée, des bougies s'allument, faibles, palotes comme pour ne pas gêner l'intensité du noir. L'autre stagiaire ne m'a laissé aucun souvenir, le lendemain il s'est éclipsé.

 

Le hameau de Nogaret est situé plein sud à 700 mètres d'altitude dans les premiers contreforts du plateau de l'Escandorgue. A l'arrivée de la communauté de l'Arche, il ressemble à un champ de ruine, et de ci, de là, des plots sur des terrasses indiquaient l'emplacement de baraques qui durant la guerre de 39-45 avaient servi de camp pour le STO (Service du travail obligatoire) de Laval et Pétain. Depuis un nouveau village a été construit avec les ressources locales, c'est-à-dire les pierres qui sont la seule richesse du coin. Les ronces sont aussi une spécialité abondante. Dès mon arrivée en ce 2 janvier, muni d'un outil idoine, je suis chargé de les couper et déraciner. Je passe mon stage de huit jours d'ailleurs entre cette activité et le nettoyage des terrasses effondrées, avec pour mission de trier la terre, les pierres, le tout en étant copieusement arrosé par une pluie incessante et cinglante. Je voulais du dépaysement, une école de discipline intérieure, ça va, je suis largement servi. Le rythme des rappels, toutes les heures, est un excellent moyen de traverser l'épreuve des conditions climatiques, du travail rébarbatif et répétitif. En fait, j'apprends à soumettre mon esprit, je creuse la terre, je me creuse, je finirai bien par trouver quelque chose. A foison, je déterre de belles pierres le long des murets écroulés, j'en fais de beaux tas carrés qui serviront à la construction de nouveaux murets et, pour les plus belles, à celle des futurs ateliers qui sont prévus aux emplacements des ruines. Les stagiaires qui œuvrent avec moi n'ont pas cette vision des choses. Ils râlent. Je les comprends sans entrer dans leur jeu, je ne suis pas là pour cela. En fait de réflexion, la mienne est d'entrer dans cette phrase des psaumes :

 

« En vain travaillent les maçons si le Seigneur ne bâtit la maison ! » Psaume 126.


Une autre question qui me creuse les profondeurs :
« Tu n'es pas ta propre origine, tu n'as eu aucune initiative pour être là, vivant, tout est don ! Prends ce don et réjouis-toi ! » me dis-je.

 

Je rentre donc dans cet étonnement d'être là, remuant la terre, laquelle me remue et m'équilibre, arrosé de pluie, dans un utérus mystérieux qui me façonne. Cette semaine est un miracle (sans entrer dans le fondement philosophique du travail d'autonomie gandhien (le Swadeshi) que j'assimilerai bien plus tard en allant en Inde). C'est décidé, je ne continuerai pas chez Terrier (mon employeur à Annecy), je vais solder ma « dette morale» envers ce patron sympa en partant avec correction et empathie.

 

Je viens donc de tomber dans la soupe originelle. Une sorte de bing-bang personnel, un éclatement positif mais tout est à reconstruire à partir de mille et uns cailloux dispersés et qui devront faire corps. Le lever du matin au plus noir de la nuit, puis l'eau froide, la bougie chancelante, les exercices de posture se rapprochant du Yoga (« Venez à moi, car mon joug (yog) est léger! » Mt 11, 28), la demi-heure de méditation suivie de la prière commune au logis suivie du petit déjeuner. Du malt au lait entier, du pain complet aux céréales produit sur place qui calme la faim.

 

A l'aube, en janvier le jour traîne un peu, il a du mal à se décider, le travail a repris avant lui, puis les rappels, rassembleurs de particules égarées. La demi-heure de chant avant le repas de midi, moment où presque toute la communauté de Nogaret est réunie, l'unisson des voix unifie les cœurs et la joie se transmet par les regards, l'écoute du son de la voix du voisin. Toutes et tous sont venus de leurs ateliers ou de leurs lieux de travail. Les quelques trente personnes se retrouvent là, puis partagent le repas à base de crudités (carottes râpées ou choucroute crue), de céréales et légumineuses ( chaque jour différentes), d'un produit laitier (fromage ou yaourt), pain à volonté, puis une tisane de thym ou romarin pour les acharnés. Jusqu'à quatorze heures, j'en profite pour découvrir les ateliers des autres, ceux des femmes, entre filage de la laine et métiers à tisser, puis les ateliers d'enluminures et imprimerie, la menuiserie et le bûcher (local de coupe de bois), les celliers où s'affinent les fromages de la Borie-Noble, un petit stock de miel, des bouquets d'herbes ou d'aromates séchant, des cageots de carottes et de patates, radis noirs et betteraves, le tout venant du hameau principal d'en-bas, car à Nogaret, il n'y a pas encore de jardin, ni de ferme, tout est à faire, seul le poulailler d'une centaine de poules y a été installé pour les deux hameaux.

 

L'après-midi est tout aussi occupé, travail, rappels, à 17 heures, fin de journée de travail. Chacun vaque à son activité domestique, enfants, linge à ranger, lecture, arts divers. De la semaine, je n'ai eu le temps de m'ennuyer. Je repars au bout de huit jours, léger, content, avec l'assurance de pouvoir revenir en avril prochain, huit jours pas plus car il y a beaucoup de demandes de stages et il ne convient pas de surcharger les communautés...

 

On entre à l'Arche par différentes portes. Par l'action non-violente dont elle est la pionnière en Europe suite aux actions contre la guerre d'Algérie, à la défense des métèques algériens, videurs de poubelles, méprisés et soupçonnés de collusion avec la rébellion FLN, systématiquement coupables de délits de faciès. Par refus du nucléaire, civil ou militaire, dont l'Arche avait révélée la dangerosité. Par l'esthétique et la recherche du beau, car Chanterelle et Shantidas ne font rien qui ne soit beau. Par la fibre philosophique, car Lanza del Vasto est docteur de l'Université de Pise de cette discipline. Il est un aristotélicien reconnu, maître en métaphysique, de la parenté lointaine d'un certain Thomas d'Aquin qui a réhabilité Aristote au XIII siècle suite aux traductions des ouvrages de penseurs juifs et arabes andalous, car seul Platon était étudié dans les monastères. Par la fibre artistique ou littéraire, les poésies et les livres de Shantidas, en particulier « le Pèlerinage aux Sources », un ouvrage qui paraît en pleine guerre en 1942, reçoit un accueil des plus remarqués. Idem concernant deux autres recueils : le « Judas » étonne, instruit chacun sur sa propension à le devenir. Enfin « Principes et préceptes du retour à l'évidence », commentaire poétique d'un doux bandit à la recherche du sens perdu d'un monde tourné vers la guerre et le règlement de compte, écrit sur la route, en vagabond, de Rome à Bari, en pleine croissance d'un fascisme mussolinien de conquête africaine, livret achevé en Inde après 1937 sur la route du pèlerinage, aux portes du Népal. On peut être intéressé aussi par le côté tout à fait nouveau d'une écologie, à l'époque très marginale, suspectée et suscitant beaucoup d'incrédulité. Consommer des produits sains, locaux, vivre sobrement est contraire aux idées d'un monde en pleine croissance, rendu fou par sa capacité éternelle de progrès où la ressource semble illimitée. On peut y entrer aussi par la dimension gandhienne qu'à cette époque je n'avais pas encore abordée car trop exotique pour moi.

 

Moi, j'y viens pour me confronter à moi-même, sorte d'initiation dont je pressens l'importance avant d'aller plus loin, car je n'ai aucun appétit d'argent, de possession, de gloire, de femme ou d'autre chose, sinon cet impératif de me connaître, d'entrer dans une dimension d'être dont j'avais goûté l'imminence à 10 ans. Cependant le blues peut me mettre à plat durant plusieurs jours. Alors, je travaille, je lis, je parle peu, je m'impose un emploi du temps le plus proche possible du rythme communautaire, et plus souvent qu'à mon tour, la joie me rattrape, le travail dont je suis chargé me transporte dans une spiritualité du bonheur. L'Arondeau m'a demandé si je voulais bien transformer les terrasses remises à neuf en jardin potager. Je m'y attelle, creusant le sol sur cinquante centimètres, tamisant tout cela, séparant la bonne terre des racines, des cailloux, faisant ce ménage extérieur, je le réalise aussi à l'intérieur de moi-même, sans fatigue, sans stress, sans souci, sans peur du lendemain, pendant des mois... Le « Petit Père » est un compagnon de l'Arche. Prêtre, professeur d'histoire dans un collège de Nancy, il est aussi un brillant exégète, spécialiste de l'Ancien Testament, redécouvert à l'occasion de Vatican II. Il vient à la communauté durant les vacances scolaires et les mois d'été. Sa catéchèse biblique coule sur moi comme « l'onguent coule sur la barbe d'Aaron » Psaume 133,2, comme « les brebis qui sautent de collines en colline, de l'Hermon jusqu'aux sources du Jourdain ». Je suis saisi par le Divin qui se devine derrière toutes les pages bibliques qu'il nous fait découvrir.
J'y apprends que tout est abandon, sans rien connaître du bouddhisme et du lâcher-prise. Cette évidence je la tiens de mes lectures et approches de François d'Assise, des poèmes de Saint Jean de la Croix et autres auteurs qui ont vécu à la fois souffrance et joie, l'une dans l'autre.


Voici en quelques lignes mon expérience de l'Arche au début de ma transformation, quelle chance j'ai eu de rencontrer Shantidas, Chanterelle, les compagnons et compagnes d'alors et maintenant encore, cinquante trois années plus tard, je dis merci à la Vie et à son Auteur.

 

Louis Campana

 

Ce texte est en grande partie issu du livre de Louis Campana « Un Bonheur à construire... entre errances et évidences » chapitre 2.
Éditions Gandhi International, août 2017.